jeudi 12 juillet 2012

Histoire — Le Moyen Âge, une imposture.

Pour Jacques Heers[1], l’invention du Moyen Âge a répondu à des préoccupations pédagogiques. Il fallait bien, pour fixer les idées, encager l’évolution historique dans une grille temporelle, forcément conventionnelle. Le problème, c’est que le Moyen Âge, comme son nom l’indique, n’a été défini que par ses bornes : en amont, la chute de Rome, en aval, l’émergence de l’humanisme italien. Problème, car pour commencer, on serait bien en peine de fixer une date précise à la chute de Rome – qui s’étale, en réalité, sur une période immense, du IIe au VIe siècle. Problème encore, car à vrai dire, l’émergence de la modernité s’étale, elle aussi, sur une très longue période, du XIIIe au XVIe siècle. Dante est déjà, par certains côtés, un homme de la modernité. L’art français du XVIe siècle est encore, à l’inverse, largement médiéval. Problème toujours, car il est contestable qu’on puisse regrouper dans la même « époque » Clovis et Jeanne d’Arc, sans voir que Clovis est évidemment plus proche du Bas Empire romain que de Jeanne, tandis que celle-ci est forcément plus proche des guerres d’Italie que de Clovis.

En somme, le Moyen Âge n’existe pas…

Si l’on approfondit le sujet, on se rend compte que la notion de Moyen Âge est issue de la propagande humaniste de la Renaissance. Dire que le Moyen Âge existe, c’est sous-entendre qu’entre le Ve et le XVIe siècle, il ne s’écoule rien d’important, d’autonome. C’est ramener l’Europe à l’Antiquité – une manière, pour les humanistes italiens, de critiquer l’Église et d’imposer une nouvelle figure du clerc : eux-mêmes. C’est donc d’une propagande italienne contre l’Europe du Nord, latine contre Byzance, humaniste contre le christianisme, qu’est né le Moyen Âge, cachot du millénaire chrétien, instrument de dénigrement. Au reste, les Nordiques ne s’y trompèrent pas : le néo-gothique a été pensé, dès le XVIIIe siècle, comme une contre-propagande de l’Europe du Nord face aux produits du classicisme humaniste latin.

Cette première imposture a été aggravée par une seconde : celle qui, à partir des Lumières, veut en condamnant la féodalité justifier l’ordre bourgeois, et à partir du XIXe siècle, en peignant la monarchie en noir, parer la République de tous les mérites. Seconde imposture qui se décompose elle-même en deux mensonges :

— d’une part, assimiler tout le Moyen Âge à la féodalité (qui n’a recouvert, en réalité, que trois siècles, et les plus brillants de l’époque, et ne les a recouverts encore que très imparfaitement : pour l’essentiel, les structures domaniales étaient antérieures au système féodal) ;

— d’autre part, faire de la féodalité un régime anarchique et cruel (alors que la société féodale, déconcentrée, n’en était pas moins fort bien policée). Heers donne de nombreux exemples de cette propagande, et n’a guère de mal à démontrer qu’elle constitue « un recueil de sornettes ».

Heers expose en particulier comment le passage du servage au salariat a été accompagné, dans plusieurs pays et en particulier dans l’Italie de la Renaissance, d’une résurgence de l’esclavage antique. Un lecteur de Luther ne sera pas surpris d’apprendre que la « Renaissance » italienne a donc largement recouvert une guerre de classes impitoyable, ainsi qu’une tentative de faire renaître le système impérialiste romain. Un lecteur de Spengler ne sera pas surpris qu’on puisse voir, dans la « Renaissance », l’instant où une culture se fige et dégénère. Un Français élevé dans le culte « républicain » de « l’humanisme », lui, sera sans doute plus surpris…

Peu à peu, Jacques Heers nous fait prendre conscience du fait que la « légende noire » du Moyen Âge est un produit de la fin de la période visée – en gros, le XVe siècle. Et que cette « légende noire » correspond à la perception que les hommes de la modernité naissante pouvaient avoir de l’époque antérieure, époque qu’ils percevaient à travers la crise décisive où, précisément, la modernité l’avait plongée. En réalité, le « Moyen Âge » dépeint par la Renaissance est sombre exactement comme les « temps païens » décrits par les clercs médiévaux l’étaient : chaque époque perçoit sa devancière en fonction de sa chute, à laquelle elle a assisté. Mais la réalité, bien sûr, est infiniment plus complexe que ce tableau noir, et noirci volontairement. Peut-on croire que l’Europe médiévale, dont la population triple entre l’an mil et l’an 1300, pour atteindre un niveau jamais vu jusque-là, peut-on croire que cette Europe-là était « tenue » par un régime de vexations absurdes et de misères ?

En réalité, le portrait du Moyen Âge « époque sombre » a été fait par des classes sociales ascendantes, qui commencèrent, à partir de 1250, à rogner l’ancienne économie centrée sur les campagnes. Ces classes sociales, bourgeoises, c'est-à-dire urbaines, inversèrent progressivement le rapport de dépendance entre villes et campagnes. C’est cette inversion (issue de la croissance démographique) qui rendit possibles à la fois la crise du monde médiéval (en réalité : sa perturbation anarchique par l’émergence du monde moderne) et sa réduction à ce qu’il était au moment de sa chute. La diffamation du Moyen Âge par les cléricatures du monde moderne (humanistes italiens, « philosophes » français des Lumières) n’a été que l’idéologisation d’une guerre de classe : celle faite par les nouvelles élites prédatrices (bourgeoisie) aux anciennes élites prédatrices (noblesse d’épée). La légende du servage universel (une erreur historique) n’a servi qu’à faire accepter l’émergence du salariat, nouvelle figure de la dépendance. La véritable fonction de l’historien médiéviste n’a jamais été que de faire apparaître la nouvelle domination (celle des bourgeoisies urbaines sur les campagnes et les masses émigrées dans les villes) comme plus douce que l’ancienne (celle des guerriers sur les paysans). Un travail de propagande d’autant plus important, pour les nouveaux pouvoirs, que les charges fiscales pesant sur la paysannerie ont augmenté avec le passage à l’économie urbaine. Il faut donc bien lire l’histoire médiévale comme celle d’une lutte des classes, mais cette lutte des classes n’oppose pas uniquement, comme le croyait Marx, le prolétariat naissant à la bourgeoisie naissante : elle se joue d’abord entre la bourgeoisie et la noblesse d’épée, et son objet n’est pas tant de définir la confiscation de la plus-value que de savoir qui a le droit de confisquer !

L’attaque systématique contre l’Église catholique médiévale doit elle aussi être interprétée à la lumière de cette lutte des classes. Confondre toute l’Église avec les Borgia, et ramener 1000 ans d’histoire aux quelques décennies de la Rome catholique décadente du XVIe siècle naissant, là encore, n’est qu’une figure de l’amalgame entre Moyen Âge et chute du Moyen Âge (une analogie qui prend sa source dans le grand schisme occidental du XVIe siècle, mais fut artificiellement prolongée par des stratégies de classes et de pouvoir, jusqu’au XXe siècle). Et Jacques Heers de rappeler, tout à fait à bon droit, que ce que l’on reproche si régulièrement à l’Église médiévale fut reproduit, en pire parfois, par les mouvements religieux et politiques issus de la modernité (la chasse aux sorcières était une spécialité protestante, en plein XVIIe siècle – et nullement le fait de l’inquisition médiévale).

La preuve conclusive du fait que le Moyen Âge « noir » est une imposture, et que cette imposture traduit des stratégies de classe, réside enfin pour Jacques Heers dans le fait que l’on a reproché au Moyen Âge le refus de l’usure. Thèse absurde, qui voudrait que l’origine de la Réforme se trouvât dans la volonté de pouvoir pratiquer le prêt à intérêt… alors que dans la pratique, ce que Max Weber appela « l’éthique protestante » était déjà très largement pratiqué par les catholiques au Moyen Âge – le prêteur à intérêt se rachetant de ses fautes par ses dons et legs aux institutions charitables. Alors, encore, que l’origine du développement capitaliste, par le prêt à intérêt sur grande échelle, la commandite et la société anonyme, remonte à l’Italie du XIIe siècle. Alors, toujours, que la première grande crise du capitalisme, liée à l’explosion d’une bulle spéculative, a lieu en Lombardie, au début du XIVe siècle, en plein Moyen Âge.

Un Moyen Âge, conclut Jacques Heers, qui a été « inventé » pour servir de faire-valoir à la modernité. Une modernité qui a toujours voulu nier l’évidence : à savoir qu’elle est le prolongement du « Moyen Âge », qu’elle en est issue, et que la Renaissance, au fond, n’a été que l’instant de l’imposture moderne.

Source

Le Moyen Âge, une imposture
de Jacques Heers
édition de poche
Collection Tempus
chez Perrin
à Paris
en 2008
358 pages
ISBN-10 : 2262029431.


[1] Jacques Heers, spécialiste de l’histoire du Moyen-Age, est professeur honoraire à la Sorbonne. Il a notamment publié La Première Croisade, et Les Négriers en terres d'islam.






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5 commentaires:

Durandal a dit…

J'ai lu ce livre de Heers et j'ai fait une revue (en équipe) sur la question.

Le Moyen Âge existe certainement, il s'est bien passé quelque chose entre le démantèlement de l'Empire romain d'Occident et de la Modernité. Ce n'est pas le concept de Moyen Âge qui est erroné, mais l'idée que ce Moyen Âge fut une obscure stagnation ayant durée de 476 pile à 1492 pile.

À la négation de Heers, les historiens optent plutôt pour une réarticulation du Moyen Âge dans son contexte occidental. Je vous cite une présentation de cours de l'Université Laval allant dans ce sens...

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Le Moyen Âge est la période de l’histoire européenne que l’on situe généralement entre la chute de l’Empire romain, en 476, et l’année 1492, marquée notamment par la découverte de l’Amérique et la prise de Grenade par les rois catholiques. À cette perspective événementielle, les médiévistes préfèrent parfois une vision plus large qui englobe le IVe siècle – marqué par la conversion de l’empire romain au christianisme – et allant jusqu’aux révolutions scientifiques et politiques des XVIIe et XVIIIe siècles. Il est alors permis de parler de la civilisation médiévale (c’est-à-dire d’un « long Moyen Âge ») comme d’un ensemble cohérent, structuré par l’Église, dont l’éclatement véritable n’est en effet guère perceptible avant les années 1650. C’est donc à une très longue période de l’histoire que l’on a affaire en évoquant le « Moyen Âge ».

http://www.hst.ulaval.ca/etudes/cours-et-horaire/2012-2013/automne-2012/cours-de-premier-cycle/hst-1002-naissance-du-monde-occidental-ve-xve-siecle/

Loulou a dit…

«Le Moyen Âge existe certainement, il s'est bien passé quelque chose entre le démantèlement de l'Empire romain d'Occident et de la Modernité.»

Il est certain que ces mille ans ont bien existé et qu'il s'y est passé des choses...

La question est de savoir s'il y a unité de ces mille ans et véritable différence avec ce qui suit. C'est loin d'être évident.

Vous-même en le faisant aller jusqu'à 1650 le montrez bien...

En passant, à mon époque on disait que le Moyen-âge se terminait en 1453 (Chute de Constantinople et fin de la Guerre de Cent ans).

Quentin a dit…

À travers l'exemple d'une période arbitrairement datée et affublée de l'étiquette de Moyen-Age, devenue depuis la cible préférée des faussaires et des propagandistes intéressés,Jacques Heers nous administre un cours d'histoire et de méthode d'analyse historique. Un vrai cours de méthode où des exemples variés et touchant différents sujets et événements illustrent ce qu'il ne faut pas faire quand on veut être un vrai historien, le contraire d'un Michelet et autres grands noms de falsificateurs. On retiendra aussi l'ironie du ton quand il s'agit de comparer les leçons de morale des contemporains sur une période où l'idolatrie et l'obscurantisme furent négligeables par rapport à l'époque actuelle: sur-imposition, privilèges ahurissants,rémunérations démentes, célébrations d'idoles pitoyables du show-biz et du sport, vénération de l'usure des produits dérivés, soumission à une pensée simpliste, doctrinaire et sectaire où il n'y a qu'un coupable: nos racines.

Pour le reste, une grosse critique: le style de Heers est lourd et abscons. Il faudrait que quelqu'un réécrive ce livre dans un style plus simple, plus structuré.

Durandal a dit…

@ Loulou : Y a-t-il une véritable différence avec ce qui suit ? Dépendamment de ce qu'on choisi comme critère de "différence". L'agriculture est sensiblement la même du XIIe au XIXe siècle, et considérant que pendent cette période la vaste majorité de la population vivait de l'agriculture.

Il y a-t-il unité au cours de ces mille (ou mille trois cent) ans ? Hé bien... la question est vaste. Au niveau politique, on assiste, grosso modo, à une centralisation du VIe au IXe siècle, d'une brusque décentralisation coïncidant avec la féodalité, puis d'une centralisation progressive du XIIe au XIXe siècle.

Au niveau intellectuel et culturel, le Long Moyen Âge est ponctué de renaissances qui se succèdent et se construisent l'une sur l'autre : renaissances carolingienne, ottonienne, du Douzième siècle, puis des Quattrocento et Cinquecento.

Dia a dit…

Ben mince alors
moi qui croyait que le moyen-âge finissait avec la révolution tranquille !!